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Ce samedi 16 juillet, Anabel ne s’éveilla qu’en début d’après-midi. En ouvrant les yeux, elle fut aveuglée par les rayons du grand soleil printanier qui plongeaient droit sur elle, à travers la baie vitrée de son studio. La nuit avait été paisible. En dépit de la soirée de branding organisée par Brad, la boîte à cauchemars était restée close, cadenassée par le verrou des anxiolytiques. De même, elle ne ressentit pas l’impression d’étouffement, d’étau lui comprimant la poitrine, à laquelle elle s’était habituée à chacun de ses retours à la vie après la petite mort du sommeil, depuis si longtemps.
Elle s’étira dans son lit, enroulée dans les draps, et tourna la tête vers la portion de mur où était punaisée la photographie prise à Étretat quelques années plus tôt. Marc souriant sur la plage de galets, avec la mer en arrière-plan. Anabel frissonna, fonça vers la salle de bains, se passa la tête sous l’eau froide et revint vers le lit, le visage et la chevelure dégoulinant de perles glacées. Elle écarquilla les yeux. En six ans, les couleurs de la photo avaient perdu de leur brillance, s’étaient peu à peu ternies… Et elle n’avait pas voulu la protéger en la plaçant sous verre. Elle avait toujours pensé qu’au fil du temps l’image s’effacerait, jour après jour, imperceptiblement, inexorablement. Que viendrait le moment où elle ne pourrait plus distinguer les traits de Marc. Alors, alors seulement, elle n’éprouverait plus de chagrin.
Ce moment était venu. Les traits de Marc s’étaient estompés. Ou plus exactement, ils semblaient s’être dissous vers un ailleurs indéfinissable, quelque part, là-bas dans le gris de la mer, comme absorbés par une force invisible, pour se perdre dans la dentelle que formait l’écume à la crête des vagues. Les ailes déployées d’une nuée de mouettes s’unissaient pour dessiner une sorte d’auréole blanchâtre autour de ce qui n’était plus qu’une empreinte, une trace. Une absence. Le cœur battant, Anabel effleura de l’index cette image dont le temps avait gommé la réalité. Une image qu’elle avait crue à jamais chevillée dans sa mémoire.
Elle resta plusieurs minutes immobile, bouleversée, agenouillée devant ce qui n’était plus qu’une relique. Ce fut très précisément le premier mot qui lui traversa l’esprit. Une relique. Comme ces ossements enfermés dans une châsse, qu’on conserve pieusement dans les églises pour vénérer le souvenir d’un martyr canonisé, ou de quelque illuminé décrété tel par les autorités ecclésiastiques.
Une relique. Dès les premiers jours qui avaient suivi la mort de Marc, sitôt après son arrivée à Fleury-Mérogis, elle n’avait cessé d’être hantée par le long processus de disparition qui était à l’œuvre, là-bas, dans le cercueil enfoui au fond du caveau du Père-Lachaise. Alerté par les matonnes, le psy de la prison, inquiet, à court d’idées, s’était résigné à étudier avec Anabel les dessins qu’elle réalisait au fusain sur de grandes feuilles de papier Canson et qui tentaient, maladroitement, de rendre compte de ses obsessions. Peu à peu, au fil des mois, elle se laissa convaincre de remiser fusains et dessins dans un carton. Ils sommeillaient, menaçants, dans un recoin de la cellule. Toujours présents, disponibles, prêts à resurgir au moindre appel. À jaillir de leur tanière pour précipiter Anabel dans la folie.
Des nuits entières, elle avait tenté de chasser de sa tête les visions d’horreur des chairs en déshérence, de la putréfaction des viscères, avec leur cortège d’émission de gaz, d’éclatements de tissus sous l’effet des macérations. Une alchimie fantasmagorique, une orgie de sons, de couleurs et d’odeurs dont son esprit ne parvenait à se détacher. Elle voyait comme sur un écran, en quadrichromie, le visage de son amant se couvrir de moisissures, puis enfler de cloques sous la furie dévastatrice des bactéries, de toute la vermine qui venait y festoyer. Des lambeaux de chair s’en détachaient, des fragments de peau qu’elle avait jadis couverts de baisers et parfois de larmes se liquéfiaient pour dévoiler peu à peu un relief osseux, pathétique dans son acharnement à refuser de disparaître à son tour, d’abdiquer devant le destin d’anéantissement auquel il était promis. De Marc, il ne subsistait qu’un squelette. La carcasse, le substrat fondamental, la charpente d’une vingtaine de petites années de vie, comme l’ébauche d’une sculpture – que plus personne ne viendrait jamais modeler, enrober par la tendresse, l’affection –, le condamnant ainsi à l’enfermement éternel dans un caisson de chêne muni de poignées de cuivre, au fond duquel l’avaient précipité quelques balles de 9 mm reçues en pleine poitrine, tirées par les flics des Stups.
Durant les premières semaines de son incarcération, dans la solitude de sa cellule, incapable d’avaler la moindre nourriture, la bouche emplie de remontées de bile, Anabel était saisie de violentes nausées chaque fois qu’une matonne lui présentait un plateau-repas. Recroquevillée au fond de son lit, elle s’imaginait empoignée par le cadavre de Marc, prisonnière d’une étreinte sans cesse recommencée, les seins pétris par des mains décharnées, la bouche engluée de suintements nauséabonds, la caverne de son sexe rageusement fouaillée, cette caverne aux parois si douces, au creux de laquelle Marc, ou ce qu’il en restait, ne cessait de s’agiter en des va-et-vient désespérés, pour y déverser des flots de sanie.
Harassée, elle trouvait encore la force de se lever d’un bond, se précipitait alors vers le siège des WC, s’y installait à califourchon, cuisses grandes ouvertes, puisait dans la cuvette à pleines paumes des gerbes d’eau pour se purifier, enfouissait ses doigts au plus profond d’elle-même, inlassablement, se meurtrissait le sexe en le griffant. Elle hurlait de toutes ses forces, provoquant les gueulantes de ses voisines de cellule qui tenaient à préserver les maigres heures de quiétude que la nuit leur permettait d’apprécier.
*
C’était donc fini. Marc ne viendrait plus jamais la tourmenter. Du bout des ongles, de ses ongles toujours vernis de noir après la séance de soins de la manucure chez Maniatis, elle détacha une à une les punaises qui retenaient la photo de Marc incrustée dans le plâtre. Tout autour, la peinture s’était assombrie, si bien que la superficie que la photographie avait jusqu’alors recouverte se détachait en un rectangle très net, de teinte plus claire. Anabel la remit en place dans la même position, au même endroit, bord à bord, en suivant scrupuleusement le périmètre de ce rectangle, mais à l’envers. La photo, qu’elle ne voulait pas détruire, avait perdu toute sa capacité de nuisance. Ce geste – absurde, elle en convint sans hésitation tout en l’accomplissant – acquit à ses yeux valeur de symbole. Il n’y avait nulle trace de superstition stupide, de crainte irrationnelle dans ce retournement, simplement le signe, l’affirmation, qu’une page, précisément, était tournée. Et cela méritait d’être célébré. Ce fut une cérémonie paisible, à laquelle elle s’adonna avec recueillement, en ayant pleinement conscience de la grande solennité de l’instant.
Ensuite, elle se passa les ongles au dissolvant, prit un long bain, se caressa les seins, les cuisses, le ventre avec volupté, heureuse de prendre possession de ce corps désormais redevenu libre, comme délivré d’un maléfice, ce corps qui ne serait plus jamais la chair siamoise de Marc.
*
Saïd, le tenancier du Soleil de Djerba, le restaurant installé au début de l’avenue de Flandre, n’en revenait pas. La demoiselle rousse aux yeux si tristes qui venait tous les matins prendre un petit noir et mâchouiller un croissant au comptoir de son bistrot était assise depuis trois quarts d’heure au fond de la salle. Elle avait commandé un couscous royal, une demi-bouteille de Sidi-Brahim rosé et malmenait le contenu de son assiette à grands coups de fourchette.
Il était plus de quinze heures quand elle avait débarqué dans le restaurant ; en temps normal, le service était terminé, mais Saïd n’avait su résister aux œillades de supplication qu’elle lui avait lancées. Pois chiches, semoule, brochette d’agneau, merguez, elle avait tout avalé et restait assise, repue, l’air un peu évaporé, sur la banquette de moleskine rapiécée de grosses rustines de Rubafix. Saïd lui avait offert un café et une boukha, et la contemplait, attendri, près de son percolateur, occupé à récurer la machine à l’aide d’un chiffon graisseux.
Bechir, un consommateur habitué des lieux, lorgnait lui aussi en direction de la demoiselle rousse. Un demi de 1664 débordant de mousse planté devant lui, Paris-Turf grand ouvert sur le comptoir, il marmonna quelques mots inintelligibles. Il était question de Blue Moon, une jument du tonnerre, sur laquelle il avait misé gros un mois plus tôt. Et tout perdu. Le rédacteur de l’article jurait qu’elle s’était remise de sa tendinite au jarret et s’apprêtait à casser la baraque, dans la troisième attelée le lendemain à Longchamp.
– Blue Moon, elle est pas douée pour le trot, c’est du baratin, qu’est-ce t’en penses, Saïd, tu paries cent balles avec moi ?
– Je parie rien du tout, marmonna Saïd, la vie de ma mère, mate la meuf, elle, je sais pas pourquoi elle est douée, le trot ou le galop, mais je la monterais bien !
Bechir hocha la tête, approbatif. Anabel se leva et se dirigea droit vers eux, pour régler l’addition. Les deux hommes détournèrent les yeux, par pure sagesse. À sa sortie du restaurant, Anabel héla un taxi et se fit déposer à la poste de la rue du Louvre, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, d’un bout de l’année à l’autre. Elle y expédia un mandat destiné à la pensionnaire de la cellule 34 B de Fleury-Mérogis. Ces deux mille francs aideraient grandement Cécile, sans risquer d’éveiller la curiosité de l’administration. Si elle commençait à recevoir de plus fortes sommes d’argent, l’information ne tarderait pas à remonter de la matonne de base jusqu’au juge d’application des peines, lequel serait bien capable de venir titiller Anabel, pour l’interroger sur les raisons de sa mansuétude. Inutile d’attirer les emmerdes, elle avait déjà été largement servie.
*
Jusqu’à la fin de l’après-midi, elle marcha au hasard des rues, n’obéissant qu’aux caprices de ses pas, qui la menèrent à la grande cour du Louvre, puis le long des quais, jusqu’aux abords du Palais de Justice. Elle s’accouda aux parapets qui soutenaient les étalages des bouquinistes et contempla la bâtisse, ses tours et ses façades, la tête pleine de sinistres souvenirs. Sa nuit passée dans une cellule du dépôt après son arrestation, ses errances dans les souterrains labyrinthiques de la Souricière, les mains liées par des menottes, tirées par un gendarme qui l’entraînait à sa suite à l’aide d’une laisse de cuir, comme une bête, puis sa comparution devant un substitut, avant le départ immédiat pour la prison dans un fourgon cellulaire.
Elle marcha encore, saisie d’un sentiment de légèreté, d’insouciance, une impression si nouvelle, si délicieuse, qu’elle ne parvenait pas à s’en lasser. De la place du Châtelet, elle remonta tout le boulevard Sébastopol, obliqua à gare de l’Est vers la rue des Récollets pour rejoindre les abords du canal Saint-Martin.
Comme chaque week-end, ses berges étaient interdites à la circulation automobile. Une foule compacte de gosses à rollers, de cyclistes, de familles entourées de marmots avait pris possession des lieux et y déambulait d’un pas paisible, s’arrêtant devant une fanfare ou reprenant en chœur, un peu plus loin, le couplet entonné par un joueur d’orgue de Barbarie coiffé d’une casquette gavroche. Anabel se laissa aller à fredonner quelques mesures d’une de ces rengaines.
Comment ne pas perdre la tête,
serrée par des bras audacieux,
Comment ne pas croire aux doux mots d’amour,
quand ils sont dits avec les yeux ?
Elle qui l’aimait tant, son bel amour, son amant de
Saint-Jean,
elle restait grisée, sans volonté, sous ses baisers…
Cette chanson, elle l’avait souvent écoutée avec Marc, du temps de leur cavale, dans la maison près de Sablé. Farfouillant le grenier, ils avaient découvert de multiples trésors. D’abord toute une collection de bottines, de guêpières et de bas de soie dont la couture courait du talon jusqu’au milieu de la cuisse. La grand-mère ou la grand-tante du propriétaire de la villa avait sans doute été une sacrée coquine, une allumeuse hors pair. Puisant dans cet arsenal, Anabel s’en donna à cœur joie. Devant la cheminée embrasée d’une flambée de bûches de hêtre, elle se livra à quelques petits numéros grivois d’une savoureuse obscénité que Marc appréciait, l’air faussement détaché, vautré dans un fauteuil, un verre de scotch à la main.
Et, dans les malles qu’ils forcèrent une à une, ils découvrirent aussi un phonographe et une collection de 78 tours, vénérables antiquités, Fréhel, Mistinguett, Damia, Édith Piaf. Les aiguilles étaient usées et raclaient la cire, provoquant moult grésillements. Mistinguett, Fréhel, Édith Piaf ou Damia, qui, qui donc parmi toutes ces femmes à la voix surgie d’outre-tombe, mais miraculeusement préservée, chantait la nostalgie de cet amant aux bras musclés, au regard de velours ? Anabel ne s’en souvenait plus. Les feux de la Saint-Jean venaient de s’éteindre dans sa mémoire le matin même, et elle ne tenait pas à les ranimer.
Elle fendit la foule, traversa le pont de l’écluse, près de la façade de l’Hôtel du Nord, après avoir longé le petit square où elle avait fait la connaissance de Monsieur Jacob, remonta la rue de la Grange-aux-Belles et ne tarda pas à croiser la rue Juliette-Dodu. Le volet métallique était tiré sur la façade de Scar System. Les taggers s’en étaient donné à cœur joie, barbouillant le rideau de tôle de gribouillis abscons. Anabel grilla une cigarette, songeuse, sur le trottoir. Elle ignorait à quoi Brad pouvait bien occuper ses week-ends. Un peu plus loin, l’officine de pompes funèbres de Monsieur Jacob était elle aussi fermée à l’aide d’un rideau en tout point semblable. Était-ce l’effet de quelque superstition, la crainte d’on ne sait quel châtiment, toujours est-il que les bombes à peinture des taggers l’avaient épargnée… Elle s’en approcha. Comme sur la vitrine des pharmacies, un panonceau indiquait les coordonnées d’un confrère de garde auquel on pouvait faire appel. Anabel haussa les épaules. Eh oui, songea-t-elle, c’est bête, mais on peut aussi mourir dans la nuit d’un samedi au dimanche, et, comme pour une rage de dents ou un lumbago à soulager, il n’y avait alors pas de temps à perdre. De petits maux en petits maux, la vie s’amenuise, jusqu’à ce qu’il faille en effacer les traces, sans tarder, en urgence.
*
Le lundi matin, Anabel ne se présenta pas à la boutique. Elle dormit jusqu’à midi, écrivit quelques lettres à ses ex-copines de détention, aussi bien celles qui y moisissaient toujours qu’à celles qui tentaient de rafistoler leur vie, ailleurs, à l’air libre ou supposé tel. Comme elle s’y attendait, le téléphone ne tarda pas à sonner. Brad s’impatientait. Elle ne décrocha pas et laissa le répondeur dévider son message.
– Anabel, tu changeras jamais, râlait-il, je t’avais dit de pas te presser, mais là, il est plus de quinze heures, c’est bourré de clients et j’ai personne à l’accueil, bordel, c’est pas sérieux… en plus, à dix-huit heures, j’ai ma séance de sauna, tu me pourris la vie, Anabel, y a pas d’autre mot ! Depuis le début du mois, en effet, il tentait de perdre du poids, et suait tant qu’il pouvait, trois fois la semaine, dans un hammam près de la place de la République. De quart d’heure en quart d’heure, il rappela, laissant percer son agacement, puis il déversa sa colère à grandes bordées d’injures. Il menaça même de débarquer chez son « assistante » pour la traîner de force au boulot, au besoin à coups de pied dans le cul.
Rien n’y fît. Après un long dimanche d’oisiveté, occupé à de nouvelles balades sans but dans les rues de Paris, Anabel s’était rendue à l’évidence. En fin d’après-midi, ce lundi, elle gagna la rue Juliette-Dodu. Restait à assumer les conséquences de sa décision. Quand il la vit débarquer, Brad ferma les yeux comme s’il avait déjà deviné ce qu’elle venait lui annoncer, et, d’un revers de manche, balaya la bouteille de Jack Daniels presque vide qui traînait sur le présentoir où étaient exposés les différents modèles d’implants. À son teint cramoisi, Anabel supputa qu’il s’était copieusement arsouillé. Brad continua de s’agiter, usant des divers objets qui passaient à portée de ses mains comme d’un punching-ball. Nullement impressionnée par ces gesticulations, Anabel lui confirma la nouvelle. Elle se tirait.
– Mais pourquoi, pourquoi ? gueula-t-il, sincèrement désemparé. T’es pas bien, ici ? T’as une planque pépère, pour une ex-taularde, tu peux pas rêver mieux… j’ai besoin de toi, moi, t’es à ta place, ici !
– Justement, je l’ai longtemps cru, mais basta, c’est plus la peine de me baratiner. Je suppose que pour le studio, j’ai qu’à dégager ?
– Exact ! confirma Brad, Ralph et moi, on t’a rendu service, et voilà comment tu nous remercies ? Allez, gicle, pouffiasse, je veux plus te voir !
– OK, alors voilà la question réglée, acquiesça Anabel. Pour la Sécu, le contrat de travail et tout le tremblement, je me démerderai !
– Attends, attends, tu te fous de ma gueule, ou quoi ? Et les quinze mille balles que t’as palpés vendredi soir, tu crois que c’est cadeau ?
– Tu peux te brosser, protesta-t-elle, je les ai gagnés, c’est réglo !
– Réglo, non mais je rêve, tu vas me les rembourser, et vite fait, encore ! s’étrangla Brad.
– Ben voyons, ricana Anabel, tu veux que j’avertisse les flics, je peux témoigner, tes petits numéros au chalumeau, et les seringues de Ralph, ça, c’est limite légal, tu crois pas ?
Brad avait blêmi. Il hésita à saisir la batte de base-ball qu’il tenait toujours dissimulée derrière le comptoir, près de la caisse. Il y renonça mais poursuivit Anabel sur le seuil de la boutique, alors qu’elle reculait jusqu’à une camionnette garée le long du trottoir. Elle s’adossa à la carrosserie, le défiant du regard, décidée à parer la volée de baffes qu’il rêvait de lui assener. Durant ses trois années passées à Fleury, elle avait été mêlée à quelques castagnes entre détenues et ne redoutait nullement l’assaut, plus spectaculaire mais infiniment moins vicieux, d’un lourdaud tel que Brad. S’il s’avisait de passer à l’acte, il le regretterait amèrement. Elle en frémissait déjà, mains ouvertes, ongles pointés, lèvres retroussées, prête à mordre, à griffer. Elle savait que si elle parvenait à empoigner l’entrecuisse de son adversaire, les dégâts seraient irrémédiables. La quincaillerie qui lui enserrait les génitoires s’avérerait d’un précieux concours pour réduire celles-ci en charpie.
Le gérant de la boutique Scar System tituba quelques instants, poings dressés. Les passants qui déambulaient alentour s’approchèrent, ravis de l’attraction qui leur était proposée. Anabel les dévisagea l’un après l’autre, sans illusion. Si Brad se mettait à la frapper, ces braves gens détourneraient les yeux et s’éclipseraient, mais, pour l’instant, ils regardaient ce grand type qui dépassait de plus d’une tête sa victime potentielle, l’écrasant à l’avance de toute sa masse.
– On va pas se donner en spectacle devant tous ces tordus, mais crois-moi, les comptes sont pas apurés ! jura-t-il.
Il se résigna à battre en retraite et claqua violemment la porte de la boutique après avoir brandi le majeur en un geste qu’il eût voulu humiliant. Anabel s’éloigna, abandonnant les curieux à leur frustration. Elle n’avait pas un moment à perdre. Elle se hâta de rejoindre la station de taxis la plus proche, près du métro Concourt. Le programme était simple. Primo, entasser ses affaires dans des sacs, secundo, dégoter un copain chez qui les entreposer, tertio, se mettre au vert quelques semaines, le temps que Brad et Ralph se calment. Facile à dire.
Elle patienta, plantée près de la borne, précédée dans la file d’attente par des mères de famille accompagnées de marmots, d’ados qui soliloquaient à voix haute, l’oreille vissée à leur téléphone portable, ainsi que de pauvres gens au teint gris, qui sortaient de l’hôpital Saint-Louis, après une visite dans la chambre d’un malade, pressés de rentrer chez eux. Aucun taxi en vue. Anabel piétina de longues minutes, agacée. Brad avait eu tout le temps de téléphoner à Ralph, et un comité d’accueil pouvait bien l’attendre à son retour chez elle. Elle y avait laissé l’argent gagné lors de la soirée de branding et s’en voyait déjà délestée.
Une limousine stoppa bientôt devant la station. Une Mercedes aux vitres opaques. Le conducteur abandonna le volant et contourna le capot pour venir ouvrir la portière arrière droite. Anabel peina quelques instants à le reconnaître. Maxime ? Oui, c’était bien Maxime, ce curieux bonhomme à la mine lugubre qui siégeait dans la boutique de Pompes Funèbres Jacob, prompt à accueillir le client alors que son patron sirotait café et pousse-café chez Loulou ou vadrouillait dans quelque cimetière. Maxime invita Anabel à monter dans la voiture. Monsieur Jacob était assis à l’arrière.
– Venez, Anabel, dit-il, on m’a informé de la petite altercation avec votre patron. Enfin, votre ex-patron… j’ai cru comprendre que vous aviez des ennuis ?
Elle resta tout d’abord scotchée sur le trottoir, stupéfaite, mais déjà des coups de klaxon retentissaient, sommant la Mercedes de dégager le passage. Elle obéit et prit place à côté de Monsieur Jacob.
– Eh bien, si vous m’expliquiez ?
Au point où elle en était, elle n’avait plus rien à cacher. Elle raconta, sans entrer dans les détails, la soirée de branding, et tout ce qui avait suivi. Sa décision d’en finir avec Brad.
– Je l’avais prévu, nota Monsieur Jacob, vous vous souvenez ?
Elle fronça les sourcils, sans comprendre. Puis elle se remémora leur dernière conversation. Elle avait quitté leur restaurant habituel, furieuse de constater que Monsieur Jacob l’avait en quelque sorte fait espionner par Loulou en personne ! Il était parfaitement au courant de la nature de son travail chez Scar System.
– Mais je ne vous juge pas. De quel droit pourrais-je me le permettre ? Je crois simplement qu’il est temps que vous tourniez la page ! avait-il dit.
– Tourner la page ? avait-elle répété, interloquée, mais qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Vous verrez bien, Anabel, c’est pour bientôt, je le sens, ne soyez pas inquiète, j’ai confiance en vous !
Oui, c’étaient bien là les paroles prémonitoires que Monsieur Jacob avait prononcées, les yeux mi-clos, la dernière fois qu’ils s’étaient vus. La Mercedes se faufilait dans la circulation. L’habitacle était totalement silencieux, les bruits de la ville, tout comme celui du moteur, rien ne venait perturber le silence qui régnait dans ce cocon.
– Si j’ai bien saisi, reprit Monsieur Jacob, vous devez déguerpir de chez vous, ce Ralph et ce Brad, n’est-ce pas, prétendent que vous avez contracté une dette envers eux ?
– Brad est un minable, mais Ralph, je m’en méfie. En plus, je lui ai pas versé le montant du dernier loyer ! Ça ne va pas arranger les choses…
– Bien, ne vous faites pas de souci ! Maxime ? Demain matin, je serai moi-même très occupé. Mais vous, vous irez rendre une petite visite à ces messieurs, vous me comprenez, Maxime ?
– Parfaitement, cela va de soi, assura celui-ci d’une voix monocorde.
Anabel fut secouée d’un rire nerveux. Monsieur Jacob la dévisagea, contrarié.
– Maxime est quelqu’un de très fiable, je vous l’assure ! Dites-moi, vous avez beaucoup d’affaires à déménager ?
Sans qu’Anabel ne l’ait remarqué, la limousine avait enfilé une rue après l’autre, d’un carrefour au suivant, droit vers les abords de la place de Stalingrad. Elle contourna la rotonde et s’engageait à présent sur la rive gauche du quai de Loire, derrière le cinéma MK2. Maxime coupa le contact juste devant son immeuble. Anabel dévisagea Monsieur Jacob avec un mélange d’incrédulité et de résignation.
– Ah d’accord, vous… vous connaissez aussi mon adresse ?
– J’étais un peu inquiet, je ne sais pas, une intuition, avoua-t-il penaud. Voilà donc plusieurs jours que Maxime, hum, disons, « veille » sur vous…
– Il m’a filé le train, c’est ça ?
– On peut formuler les choses ainsi, en effet, concéda Monsieur Jacob. Mais c’était pour votre bien. La preuve, non ?
Anabel hocha la tête, vaincue. Il lui prit la main et l’étreignit avec douceur. Trois minutes plus tard, elle lui ouvrait la porte de son studio.
– Les meubles, la télé, la machine à laver, ça ne m’appartient pas, tout est à Ralph, il n’y a que les vêtements et les bouquins…, expliqua-t-elle.
Elle enfourna ses affaires dans deux grands sacs de voyage. Maxime s’en saisit et se dirigea vers le palier. Seuls restaient, jetés pêle-mêle au pied du lit, la jupe de cuir noir, le bustier, les chaussures à hauts talons et les bas résille dont un des talons était déchiré. Le regard de Monsieur Jacob ne semblait pouvoir se détacher de la photographie de Marc, toujours punaisée à l’envers sur le mur, près de la tête du lit. Anabel lui en avait longuement parlé. Elle tendit la main en un geste hésitant.
– Laissez-la ici, elle est à sa place…, murmura-t-il. Le temps a fait son œuvre. Venez, Anabel, venez.